17) Justice
Cáscaris se tenait sur l'une des plus hautes tours du château de Canterlot, sa crinière rouge flottant dans le vent. Ses sens étaient acérés, elle était à l’affût. Elle s'était étrangement trouvée elle-même motivée par le discours qu'elle avait tenu face à Luna, dans le seul but de la pousser à bout et d'être envoyée dans le feu de l'action ; plutôt que de chanter dans une chorale ou remplacer le dentifrice de Celestia par du tabasco. Elle sentait les pouvoirs de son armure parcourir son corps, et elle n'avait qu'une envie, celle de les mettre en pratique. Elle se sentait galvanisée, souriant presque malgré elle. Elle se pencha alors en avant et déploya ses ailes illusoires de chauve-souris, avant de s'élancer dans le ciel nocturne.
— Je suis la vengeance... ! déclara-t-elle d'une voix rauque en planant au-dessus des toits. Je suis la nuit... ! Je suis... Batmare ! conclut-elle en atterrissant magistralement sur le pavé d'une ruelle sombre.
Un éclair zébra soudainement les sombres nuages que l'ire de Luna avait conjurés dans les cieux, puis son grondement roula en échos à travers la ville, avant que la pluie ne se mette à tomber.
Voler était un sentiment grisant et nouveau pour la princesse changeline, mais elle préférait encore la terre ferme, où elle était bien plus à l'aise. C'est pourquoi elle remonta silencieusement les ruelles, longeant les murs, restant toujours dans l'ombre.
— Allez les gars, hips, en-encore un verre et j-j'y vais ! déclara une voix étouffée, venant de l'intérieur d'un bar.
Batmare, ou plutôt Cáscaris, s'arrêta et tendit l'oreille. En se concentrant, elle pouvait parfaitement entendre la conversation qui se déroulait derrière ces murs. Elle resta loin des fenêtres, et hors de la lumière projetée par les néons colorés de la façade.
— Hey, Butter, t'es sûr que tu vas retrouver le chemin de ta maison avec un verre de plus dans le pif ?
Il y eu de grands éclats de rires gras, puis le bruit caractéristique d'un liquide versé, de glaçons s’entrechoquant. La voix du dénommé Butter se fit alors entendre.
— Tu... tu m'prends pour une p-p-pouliche ?? J'suis un gars s... solide, hips ! Allez, j'termine celui-là et... et j'rentre bouffer la cuisine immonde de ma femme !
D'autres rires gras, mais légèrement tinté de gène, voire de doute, aux oreilles de la changeline, résonnèrent dans le bar.
— Mais dis-donc Butter, t'a pas un fils aussi ? Y t'attend pas lui aussi ? demanda une voix féminine.
— C't'un p'tit con ! brailla Butter, avant de boire à grandes goulées bruyantes. Ma femme e-elle parle que d'lui, moi j-j'l'intéresse plus, tu p-parles, hips ! Moi j'vous dit, l'est temps qu... l'est temps qu'j'y dise, c'est pas c'morveux qui va faire la loi dans m-ma maison !! ajouta-t-il avant de finir son verre et de le reposer bruyamment sur la table.
— M'enfin Butter, t'as pas ramené un bit à ta maison depuis des mois ! Et j'te signale que ton ardoise elle se raccourcis pas ici ! répondit la voix féminine, sûrement la serveuse. Si le patron me fait pas la peau pour te laisser boire, y t'fera la tienne pour récupérer son pognon !
D'autres éclats de rire, plus moqueurs, se firent entendre.
— Ouais ben ça, c'est à... hips, c'est à cause d'eux ! Ils m'ont volé mon travail ! rétorqua Butter.
— Ils lui ont volé son travail ?! réagit une nouvelle voix masculine.
— Y nous volent not' travail !! confirma l'étalon éméché.
— Mais d'qui tu parles ? T'as été viré parce que tu picolais ! J'ai même pas l'impression que t'aies quitté ce bar depuis les six derniers mois ! déclara la serveuse. Tu crois qu'c'est la faute à qui ?
— Les décideurs ! beugla l'étalon. Ça te va, ça, les décideurs !
— T'es bourré Butter, rentre chez toi ! pesta la jument qui semblait perdre patience.
Cáscaris glissa le long du mur, se rapprochant au plus près sans risquer de mettre un sabot dans la lumière. Quelques secondes plus tard, une silhouette quitta le bar en titubant et en grommelant, se cognant dans tous les obstacles possibles. La changeline l'aurait simplement suivi discrètement jusque chez lui en temps normal, mais il lui manquait quelque chose, elle avait besoin de recueillir...
— Des informations.
Les quelques étalons assis au bar, ainsi que la serveuse, tournèrent la tête en direction de l'inquiétante silhouette que découpait dans la lumière des néons sur le pas de la porte d'entrée.
— Heu... m'dame la garde ? Qu'est-c'vous voulez ? demanda un des étalons, hagard.
— Comme je viens de le dire... des informations, répéta Cáscaris.
[Quelques minutes plus tard]
La princesse changeline était perchée sur le toit d'une maison, dans les bas quartiers de Canterlot. La vieille bicoque tombait en ruine, faute d'être entretenue ou simplement réparée. Cela faisait longtemps, trop longtemps à son goût que Cáscaris restait immobile à écouter les éclats de disputes entre Butter et sa femme : une jument répondant au nom de Toffee.
Elle percevait également l'odeur et la respiration d'un jeune poulain qui n'osait dire mot, mais qui se tenait bel et bien dans la même pièce que ses parents.
Une dispute de couple classique, violente dans les mots, pour l'instant, mais qui ne tarderait pas à escalader jusqu'au drame, songeait la guerrière. Selon les souvenirs de sa reine de mère, cela arrivait souvent lorsqu'un couple se lassait l'un de l'autre. Il convenait alors de trouver une nouvelle proie, l'amour étant mort dans la précédente. Mais ce soir, la changeline n'était pas là pour se nourrir. Elle était là pour... la justice.
— Et toi, arrête de m'r-regarder comme ça, ou j'te cogne !! vociféra Butter en envoyant un fer à cheval au visage de son fils.
Le poulain se recroquevilla, mais l'impact ne vint jamais. Au lieu de cela il entendit une voix féminine mais résolument basse et profonde.
— Personne ne cognera personne ce soir... Pas si vous vous montrez raisonnable.
Ni Butter ni Toffee n'avaient vu, ni entendu cette jument entrer chez eux, c'était comme si elle avait simplement surgi des ombres.
— G-garde ou pas, v-v-vous allez pas m'dire quoi faire sous mon toit !! beugla l'étalon. J'ai fait mon service militaire moi !! J'ai servi aussi ! C-c'est pas une, hips, une guignole déguisée en chauve-souris qui va m'dire quoi faire ! Sortez d'ma maison !
La princesse guerrière fit tourner le fer à cheval qu'elle avait intercepté au creux de son sabot, avant de le lancer vers l'étalon, lui effleurant l'oreille avant d'aller se planter dans le mur de briques derrière lui. La peur sembla le faire légèrement désaouler.
— Oh si, je vais vous dire quoi faire... dit-elle en s'approchant de quelques pas. Et ce n'est même plus votre maison, elle apparient à vos créanciers ! Autant de dettes qui n'ont servis qu'à vous payer d'avantage de verres au bar !
— B-Butter ! Est-ce que c'est vrai ?! s'égosilla Toffee. Tu... tu m'as dit que tu cherchais du travail !
Cáscaris était sur le point de renchérir, profitant que l'étalon était sonné à la fois par sa démonstration de force et par ses révélations, mais elle se ravisa en sentant le jeune poulain tirer sur sa queue.
— Madame... est-ce que mon papa il va avoir des problèmes ? Il faut pas punir mon papa, il a rien fait de mal... trouva-t-il le courage de dire en retenant ses sanglots.
Même sans avoir l'instinct maternelle de Niñéris, l’aînée des princesses changelines se trouva touchée par la détresse du jeune poney, même d'une autre espèce, une espèce ennemie. Elle tourna alors légèrement la tête dans sa direction, sans sourire pour autant.
— Tu as en partie raison, petit... dit-elle avant de se retourner vers l'étalon. Ton père est juste victime du poison qu'il aime pourtant consommer. Plus il le consomme, plus il s’avilit, et plus il s'avilit, plus il en consomme.
— Mais mon papa, c'est pas un vilain... couina le poulain.
— Pas encore, rétorqua immédiatement Cáscaris.
— V-vous croyez qu'c'est facile... ? Vous c-c-croyez qu'j'ai pas essayé d'arrêter ? Vous êtes qui pour me donner des leçons ?! vociféra Butter, retrouvant ses esprits.
— Toute ma famille s'est retournée contre ma mère avant qu'elle ne soit chassée de chez elle, raconta soudainement la changeline. Elle a du fuir, seule, et elle s'est littéralement sacrifiée pour me donner la vie, à moi et à mes sœurs, nous laissant entre les seuls sabots de notre père. Un père incompétent, mais qui a le grand mérite de nous aimer et de prendre soin de nous...!
Le silence s'installa brièvement.
— M-mais j... mais qu'est-ce que... hips, qu'est-ce que je peux faire ?... sanglota Butter.
— Utiliser l'argent de votre alcool pour votre foyer, dans un premier temps. Et quand vous serez parfaitement sobre, présentez-vous aux doléances royales nocturnes...
— Devant la princesse Luna ? demanda Toffee avec un brin de peur dans la voix. Mais, personne n'ose aller la voir ! Elle risque de punir mon mari, pas de l'aider !
D'un simple regard, Cáscaris fit taire la mère de famille inquiète, lui rappelant par ses yeux aux pupilles fendues, et par son apparence générale, qu'il ne fallait pas dire de mal de sa princesse devant-elle... "Devant ma princesse ?" s'interrogea la changeline. Elle était en train de s'imprégner beaucoup trop de son personnage. Elle cligna lentement des yeux et continua.
— Dites-lui que je vous envois, et vous aurez un traitement de faveur... peut-être le dernier de votre vie, prévint-elle d'une voix sentencieuse.
— Mais... mais qui êtes-vous vraiment ? Vous n'avez pas l'air d'une garde nocturne comme les autres ! s'enquit Toffee.
La princesse guerrière plissa alors les yeux et fronça les sourcils, avant d'ouvrir grand ses ailes de chauve-souris.
— Je suis... Batmare !
Et dans un courant d'air, dans un vacillement d'ombre, plus vite que l’œil équin n'aurait pu le voir, Milestone disparut, ne laissant derrière elle que de vagues preuves et témoignages confus de sa présence présumée.
Du moins, c'est ce qu'elle dirait si jamais un juge lui posait la question.
Oui, je sais...
Mais l'essentiel, c'est que je sois de retour.