Chapitre 2
Assis à son bureau, Guillaume d'Orange était désespéré. Sa jolie calotte bleue était tombée de sa tête, sa robe de soie était complètement froissée, les boutons dorés de sa veste étaient défaits, il était totalement décoiffé et ses yeux, dont la blancheur de nacre faisait sa fierté, étaient injectés de sang.
La tête appuyée sur ses deux mains, il affichait une expression de pure agonie. Vu de loin, on aurait pu croire qu'il pleurait. Une bouteille de brandy presque vide était posée de l'autre côté du bureau, ainsi qu'un verre rendu tout collant par l'alcool. Dire que le Guillaume était une vraie épave aurait été un compliment.
Devant lui, les dirigeants des deux pays les plus puissants du monde continuaient à se disputer. Ils étaient là depuis cinq heures et ça avait l'air parti pour durer encore longtemps. Ils se lançaient tous les noms d'oiseaux possibles, à tel point que leur "débat" n'était plus pour Guillaume qu'un bruit de fond lointain et indistinct.
La nuit était tombée sur la belle ville d'Amsterdam et les étoiles scintillaient au-dessus des canaux. Tout semblait respirer la paix et la sérénité, à part dans le bureau de Guillaume, où les derniers espoirs d'éviter un conflit mondial étaient sur le point de s'éteindre.
– Et ne me lancez pas sur le commerce ! Vous ne voulez jamais rien échanger ! cria Célestia, debout sur le bureau de Guillaume, sans même avoir l'air de se rendre compte qu'il était encore là.
– Comment ça, je ne veux jamais !? grommela Nobunaga. C'est parce que vous n'avez jamais rien de ce que je veux !
– Alors je suis pauvre, c'est ça ?! répliqua la princesse. C'est ça que vous insinuez ?
– Peut-être bien que oui ! rétorqua le daimyo. Ça vous pose un problème ?
– Peut-être bien que oui ! Et vous, ça vous pose un problème, que je gagne plus d'or que vous par tour ?
– Ne me parlez pas de ça ! Je construis plusieurs banque en ce moment-même ! D'ici quelques année à peine, je serai au même niveau que vous !
– Vous ne gagnerez jamais la moitié de tout l'or que j'ai !
– Oh que si, je le gagnerai ! Et peut-être même que je le volerai !
– Le voler ? Votre armée de pacotille ne passera jamais mes–
– OH, LA FERME, TOUS LES DEUX ! rugit Guillaume et tapant des deux poings sur la table, envoyant au passage son verre et sa bouteille rebondir sur le tapis.
Oda et Célestia sursautèrent. Ce genre de comportement ne collait absolument pas avec la réputation de Guillaume, et le voir le faire devant eux était encore plus étonnant.
Guillaume se leva de son fauteuil et fit le tour de son bureau en titubant, les jambes engourdies d'être resté si longtemps assis. Il s'appuya sur le meuble pour se redresser et jeta un regard féroce aux deux autres, les yeux piqués de rouge.
– Il y a… de nombreuses choses dont nous devons discuter, grogna-t-il entre ses dents.
Célestia et Oda hochèrent humblement du chef. Leur dispute avait pris fin aussi rapidement qu'elle avait commencé. Le Hollandais tituba jusqu'à eux et les désigna du doigt.
– Je m'attendais à mieux de votre part ! Je pensais que vous vous soucieriez davantage de paix que de guerre. Je pensais que vous pourriez travailler ensemble, comme des adultes, et régler ça avec professionnalisme – il secoua la tête avec lassitude. Mais il est à présent clair que ce n'est pas le cas.
Il s'approcha encore.
– Vous êtes prêts à plonger la Terre dans le chaos pour des histoires insignifiantes, qui ne sont rien par rapport aux vrais problèmes du monde. Je n'arrive vraiment pas à y croire.
– Mais Guillaume, l'interrompit la princesse, nous étions sur le point de–
Il leva la main pour la faire taire.
– S'il vous plaît, laissez-moi finir. Tout ce pour quoi nous avons œuvré est sur le point d'être jeté à l'égout et envoyé dans la fosse septique de l'échec, où s'entassent déjà toutes les occasions manquées de l'Histoire. Cette guerre, nous devons tous faire en sorte de l'éviter, pas seulement pour le bien du monde, mais pour sauvegarder la notion même de progrès.
– Guillaume, vous ne comprenez pas, l'interrompit Oda. En fait, nous–
Le stathouder secoua la tête.
– Monsieur Nobunaga, s'il vous plaît. Mais ce n'est pas seulement la brutalité de la guerre que nous devons craindre, mais aussi ses conséquences économiques, pour nous et pour les générations futures. Avec l'augmentation des dépenses militaires, les ressources les plus stratégiques, comme le charbon et le fer, seront entièrement consacrées aux armées. Les villes en seront privées, elles cesseront de se développer, et–
– Guillaume, s'il vous plaît, l'arrêta à nouveau Célestia. Nous avons quelque chose d'important à vous dire.
– QUOI ?! cria-t-il, les poings serrés, le regard rendu encore plus féroce par le manque de sommeil.
Célestia et Oda regardèrent piteusement le sol. Le daimyo chipotait aux nombreuses épées qui dépassaient de son armure, tandis que la princesse astiquait nerveusement sa couronne pourtant déjà étincelante. Tous deux semblaient réticents à parler. Guillaume tapait impatiemment du pied sur le tapis, attendant une explication. Le noble et redoutable dirigeant du Japon s'avança lentement.
– Nous… nous ne prévoyons pas d'entrer en guerre. Pas du tout.
Guillaume cligna des yeux.
– Quoi ?
– Nous n'avons jamais eu l'intention d'entrer en guerre l'un contre l'autre, dit Célestia en s'avançant aux côtés d'Oda.
Guillaume cligna à nouveau.
– Quoi ?
– Nous n'allons pas entrer en guerre l'un contre l'autre, dirent les deux autres à l'unisson, visiblement agacés.
L'œil gauche de Guillaume se mit à tiquer et son corps fut parcouru de spasmes. Il prit une grande inspiration, une horrible grimace sur le visage.
– QUOIIIIIIIIIIIIIII ?!?!?! cria-t-il, faisant trembler les fondations du bâtiment. VOUS QUOI ?!?!
– Vous avez bien entendu, Guillaume d'Orange, répondit noblement Célestia. Nous n'avons jamais eu l'intention de déclencher un conflit mondial. Si vous avez cru cela, alors vous vous êtes lourdement trompé.
Le Hollandais attrapa deux grosses touffes de cheveux sur sa tête et tira dessus de toutes ses forces pour contenir le déferlement de colère et d'effarement qui s'emparait de lui.
– Mais les disputes, et les menaces, c'était pour quoi ?!
Oda se rapprocha encore de quelques pas.
– En toute bonne foi, c'était une sorte de simulation. Nous ne nous serions jamais montrés aussi durs l'un envers l'autre en vrai. Nous ne faisions que jouer.
– Oui, continua Célestia. Et comme monsieur Nobunaga vient de le dire, il n'a jamais été question d'un conflit généralisé. Peut-être une petite bataille ici et là, juste pour s'amuser un peu. Le jeu peut devenir terriblement ennuyeux au bout d'un certain temps. Je suis sûre que les autres nations auraient compris.
En entendant cela, Guillaume poussa un gémissement d'agonie. Il se mit à hyperventiler puis à sauter sur place, marmonnant des morceaux de phrases incohérents pour essayer de se calmer, sans succès.
– Alors c'était un jeu ? répondit-il. Une mascarade, une plaisanterie ?! Vous n'avez jamais eu l'intention de vraiment vous battre, c'est ça ? J'ai bien tout compris ?!
Célestia se rapprocha encore un peu, jusqu'à presque lui faire face.
– Oui, c'est bien cela.
Guillaume retourna s'assoir à son bureau en grommelant.
– Et bien, puisque de toute évidence vous n'avez aucune idée de ce qui se passait dans le monde pendant ce temps-là et qu'apparemment il faut qu'on vous l'explique pour que vous compreniez, permettez-moi de vous montrer.
Il appuya sur un bouton sous son grand bureau de chêne. Le mur derrière lui coulissa pour révéler un écran noir de la taille d'un tableau de classe. Il appuya sur quelques autres boutons, puis l'écran clignota, avant d'afficher une carte du monde.
Oda laissa échapper un petit gloussement de rire.
– Il est un peu petit, votre écran, Guillaume. Vous devriez en acheter un plus grand.
– La ferme !
Il était encore en train de régler l'image. Certaines parties de la carte se colorèrent en rouge, d'autres en bleu. Guillaume pressa un dernier bouton, puis se tourna vers Célestia et Oda.
– Comme vous le voyez, le monde est divisé en deux secteurs, un bleu et un rouge. Le bleu représente ceux qui soutiennent l'empire équestrien, le rouge l'empire japonais.
Il pressa d'autres boutons. De grandes flèches noires apparurent sur l'écran, convergeant vers les frontières des pays bleus et rouges.
– Ces flèches noires représentent les mouvements des troupes des différentes factions. Comme vous pouvez le voir, la mobilisation a déjà commencé. Je ne sais pas si vous avez consulté vos messages récemment, mais… – il pressa encore d'autres boutons – mais certains de ces pays sont très… impatients de se lancer dans ce conflit ; conflit que vous avez tous les deux provoqués.
– Mais comment cela se peut-il ?! s'exclama Oda, dont l'expression calme et détendue avait laissé place à l'incrédulité. Comment ont-ils pu ne pas voir que nous bluffions ?! Ils ont bien dû se rendre compte que c'était de la comédie !
Guillaume haussa les épaules.
– Peut-être que oui, peut-être que non. Mon opinion personnelle, c'est que les nations impliquées utilisent ce supposé conflit entre vous comme prétexte pour régler leurs propres contentieux sans devoir se justifier.
– Que voulez-vous dire ? demanda Célestia, qui commençait à avoir l'air aussi terrifiée que son homologue japonais.
Guillaume sourit, voyant là une nouvelle opportunité de leur montrer son intelligence.
– Je suis ravi que vous le demandiez. Quand deux pays entrent en guerre l'un contre l'autre, ils combattent seul à seul et chacun ne peut compter que sur lui-même pour l'emporter. Cependant, si d'autres joueurs sont impliqués, de nouveaux facteurs interviennent, comme les positions de chacun ou l'avance technologique, ce qui change radicalement la donne pour chaque camp. En tenant compte de cela, chaque faction fait alors en sorte que les forces des deux camps s'équilibrent, de façon à que chacun ait une chance de l'emporter.
Il pressa d'autres boutons et l'image d'un soldat apparut sur l'écran.
– À présent, voici un soldat moyen tel que ceux de la plupart des pays impliqués dans le conflit. Comme vous pouvez le voir à son armure, à son mousquet et aux insignes sur ses épaules, il s'agit d'un soldat de l'armée pontificale. Il ne devrait pas–
Son exposé fut interrompu par un bip venu de l'écran. L'image du mousquetaire s'effaça et fut remplacée par un message bleu qui disait "appel entrant". Avant que Guillaume ait eu le temps de répondre, l'appel fut accepté.
L'écran fut divisé en deux. Sur la partie de gauche, il y avait la princesse de la nuit, Luna, avec sa crinière parsemée d'étoiles et ses yeux scintillants. Sur celle de droite, il y avait le roi Gustave II de Suède, avec son armure et sa longue barbe rousse. Tous deux regardaient devant eux d'un air joyeux, sans avoir l'air de remarquer les deux autres personnes présentes dans la pièce. Cela n'empêcha toutefois pas Oda et Célestia de filer se cacher derrière le bureau de Guillaume, de peur d'être vus.
– AH, GUILLAUME PREMIER, DIRIGEANT DU FIER EMPIRE DES PAYS-BAS, QUEL PLAISIR DE VOUS REVOIR ! le salua Luna, dans la tradition canterlotienne.
Gustave regarda autour de lui pendant un moment, l'air confus.
– Guillaume, je ne reçois aucun signal vidéo. Y a-t-il un problème, cher ami ?
– Non, aucun problème. Ma caméra est en panne, mais ce n'est rien de grave. Y a-t-il quelque chose dont vous voulez me parler ? demanda calmement Guillaume.
– OUI, IL Y A DES CHOSES DONT NOUS DEVONS DISCUTER. NOS FORCES CONJOINTES SONT STATIONNÉES À LA FRONTIÈRE FRANÇAISE EN CE MOMENT-MÊME. NOUS SERONS PRÊTS À FRAPPER DANS DOUZE HEURES. CET EFFRONTÉ DE NAPOLÉON NE NOUS VERRA MÊME PAS ARRIVER !
– Nous vous sollicitons à nouveau, cher ami, pour que vous rejoigniez l'alliance célestienne. Il n'est jamais trop tard, Guillaume. Avec votre aide, nous pourrons finir cette guerre plus vite que jamais. En plus, la France est un pays vil et infect. Nous vous serions reconnaissants si vous nous aidiez à la détr– je veux dire à la libérer.
Guillaume fit lentement non de la tête.
– Désolé, mes amis, mais la réponse est toujours non. À présent, il me faut vous quitter. J'ai à faire.
Luna et Gustave fixèrent la caméra avec colère. Guillaume éteignit rapidement l'écran, prit une grande inspiration, puis posa le regard sur Célestia et Oda, qui se cachaient toujours comme des pleutres.
– Et bien voilà, la fin du monde commencera dans douze heures. Vous voulez m'aider à l'arrêter ?