Revenue
Des sabots ornés d'argent touchent la pierre froide, à la lueur des étoiles. Combien de temps, depuis que ce sol a été foulé ? Si l'on oublie les traces de Twilight et de ses amies, ainsi que... les nôtres.
Nous regardons, avec un pincement de regret, les murs fissurés, les roches couvertes de poussières, les vitraux brisés.
La salle du trône. Notre cœur se hausse dans notre torse, avant de retomber à son plus profond. Ce vitrail circulaire, c'est nous qui l'avons brisé.
Tout est encore là. En lambeaux, pour les tapisseries, mais l'agencement n'a pas changé. Nos deux trônes sont ici.
Non. Une chose a changé. La douleur de notre cœur. Autrefois amère, la voilà déchirée. Nous arpentons ce hall délabré, hantant le passé d'Equestria, nos erreurs. Mais si cette scène est celle de notre drame, nous ne sommes pas venue ici seulement pour la revoir. Tant de souvenir, il doit bien y avoir quelque chose ici pour nous aider à comprendre. Comment ne pas répéter les mêmes erreurs ? Comment pouvons-nous être certaine que ceci n'arrivera pas de nouveau ?
Au détour d'un couloir, j'aperçois, dans un petit débarras, un tas d'armures de gardes. Nos gardes.
Des visages nous reviennent. Des bribes de noms. Mais rien de plus. Tout est si loin. Notre cœur se sert. Eux, qui avaient juré de nous protéger, sont partis. Une première fois, lors de notre exil. Une seconde, à la fin de leur vie. Voilà ce qu'il reste d'eux, ces morceaux métalliques qu'ils ont été les derniers à porter et probablement quelques tombes aux inscriptions effacées, dans des endroits oubliés.
Ce chemin. C'est celui de notre aile. Nos appartements. Les quartiers de nos servants. Un frémissement s'empare de nos sabots. Faut-il y retourner ? Faut-il s'y risquer ?
Mais, au fond, qu'est-ce qui pourrait nous y attendre ? Nous qui n'étions rien, pour personne, quels sont les risques à aller voir ce qu'il est advenu de ces endroits que nous avons arpentés ?
La pièce est comme dans notre souvenir. Un quartier de repos pour notre personnel. La table, les fauteuils, la cheminée. Tout est encore en place. Les nombreuses portes vers les chambres individuelles. Même cette pile de coussin où nous nous allongions, parfois, pour discuter avec eux.
Tout est encore en place. Ont-ils abandonné l'endroit dès notre départ ?
... Écoutaient-ils nos discussions par devoir, et non par plaisir...?
Les chambres ne contiennent rien de différent. Les lits sont faits, comme ils l'ont toujours été. Tout est rangé. Seule la poussière témoigne du temps passé.
En revenant dans la salle commune, un détail attire notre attention. Posé près d'une fenêtre, un tableau, usé par le temps, la toile jaunie par les années et grisée par la poussière. Un chevalet est encore présent, juste à côté. Miraculeusement, le dessin est pratiquement intact.
En nous approchant, une incertitude se forme dans notre cœur, la grande sphère blanche au milieu de la peinture ne laisse aucun doute sur ce qui est présenté. D'autant que nous pouvons y discerner la forme de notre visage, son ombre, dessus. La jument sur la lune.
Mais au delà de notre prison, il y a d'autres choses sur cette toile. Trois personnages, dont les contours ont été peints sans une réelle maîtrise de l'art. D'ailleurs, l'un d'entre eux est peint différemment, avec un coup de pinceau étranger au reste de la peinture. Il semblerait que ce soit une pégase. Pourtant le trait reste appliqué. Passionné.
Mais ces silhouettes nous sont familières. Cette pégase, ce poney terrestre et cette licorne. Ils se tiennent sous la lune, regardant vers le spectateur. Ils sourient. Fiers ? Heureux ? Cela est difficile à dire, tant les coups de pinceau sont faits avec amateurisme.
La lune, en revanche, est l'objet d'un soin particulier.
Le titre figure en bas de la toile. La princesse Luna et ses plus fidèles servants. Aucun nom, aucun artiste.
Un tremblement nous prend. Ils nous sont familiers, oui. Pour ce licorne vert, la couleur jaune de ses yeux nous revient, alors qu'elle peut à peine être distinguée sur ce tableau de nuit. Pour ce terrestre marron, c'est le son chaleureux de son rire qui se retrouve en écho lointain dans nos pensées. Et pour cette pégase à la robe cyan... Il s'agit de sa présence. Ses sabots proches des nôtres.
Mais le temps a effacé le reste dans notre mémoire. Et ils n'ont pas pensé à signer de leur noms. Alors que le nôtre y figure.
Notre cœur loupe un battement. Puis deux. Puis trois. Pour eux. Eux qui tenaient tant à nous.
Des larmes nous viennent, regardant la toile. Où sont-ils ? Où ont-ils disparu ? Qu'ont-ils fait de leur vie ?
Pourquoi n'avons-nous pas été ici pour partager la vie qu'ils nous avaient dédiée ?
Nous cherchons dans la pièce. Rien d'autre. Aucune autre trace d'œuvre. Est-ce la seule qu'ils ont faite ? Et ils seraient partis après ? Je les comprends, qu'auraient-ils à faire ici ? Notre sœur a dû changer de palais assez rapidement. Ils n'avaient personne à servir ici, ils n'auraient eu personne à servir là-bas.
Mais ils ont laissé un dernier souvenir. Peut-être n'arrivaient-ils pas à savoir qui devait l'emporter ? Peut-être l'ont-ils laissé ici en notre mémoire ? Car il devait le rester ? Car ils voulaient... oublier ?
Ces idées noires ne cessent de venir dans notre esprit. Qu'il est difficile de se dire que, peut-être, il y a eu des poneys qui tenaient à nous. Que ce millénaire avait des choses pour nous. Et que cela a été perdu.
Mieux vaut quitter cette pièce. Laisser ce tableau là où ils ont jugé utile de le laisser.
Notre visite dans le passé reprend son cours. À travers le château, les décors lugubres illuminés par notre nuit, notre âme s'apaise du trouble subit juste avant. Les vitraux sont brisés, mais leur souvenir toujours présent. Les murs sont fissurés, mais leur prestance intacte. En contournant un lustre tombé au sol, nous arrivons devant l'escalier qui mène à nos appartements.
L'arche est terrifiante. Ce trou béant vers cet endroit. L'antichambre de notre solitude. La terre d'où nous gardions la nuit, d'où nous constations l'indifférence du peuple. Quelle haine pourrait à nouveau se manifester si nous retournons là-haut ? Quel démon nous attaquera cette fois ?
Non. Nous sommes grandies. Ce passé est derrière nous, mais ce n'est pas en le fuyant que nous l'empêcherons de réapparaître sur notre route. Affrontons ces démons. Affrontons nos erreurs.
Dans le silence de notre nuit, uniquement rompu par le bruit de nos sabots sur ces pierres vierges depuis des siècles, nous montons ces escaliers. Et notre témérité se mue en doute.
Une porte. Le bois pourri par les années, malgré les protections mises en place. Nous l'ouvrons, avec appréhension, et le spectacle qui s'offre à nous est des plus perturbant. Nous sommes-nous trompé de pièce ?
Non. Notre lit est là. Mais tout est si différent. tant de choses ont été... ajoutées. Oui, il y a nos armoires, nos commodes, nos statuettes et souvenirs de l'ancien temps. Mais partout, sur les étagères, contre les murs, sur le sol, sur le lit, des choses nouvelles sont ici.
Des tableaux sont accrochés aux murs, posés au pied du lit, contre le balcon, des coussins sont au sol, des peluches, des couvertures, tous brodés au sabot, un alignement de boites à musique sur la commode, un feuillet de partitions posé sur le lit, des boites de jeux de sociétés sur le sol, des sculptures en bois dans les coins. Tout est bien rangé, organisé.
Que s'est-il passé ici ? Pourquoi ? Pourquoi... nous représentent-ils tous, nous ou notre nuit, d'une façon ou d'une autre ?
Les sculptures sont de nous ou de la lune, les jeux de sociétés racontent l'histoire des joueurs allant sauver une jument piégée dans les étoiles, ou la retrouvant dans leur rêve. Les partitions sont des odes à notre nuit, ou à notre être, les boites à musiques en chantent les airs, les couvertures portent notre cutie mark, les peluches ont notre forme, les coussins notre tête. Et les tableaux sont tous bien plus soignés que celui que nous avons vu plus tôt.
Nos forces nous quittent, au milieu de ces objets, après avoir compris tout cela. Nous tombons au sol, sur les coussins, découvrant tout ce que cela implique. Ils étaient ici. C'est ici qu'ils ont passé leur temps. Combien de temps ? Pour pouvoir créer tout cela, ne laisser que ce dont ils étaient le plus fier, pour nous ?
Combien d'années ?
À penser à nous ?
Tout est quasiment intact. Des enchantements ont été jetés dessus, pour qu'ils résistent au passage du temps. Pour qu'ils nous parviennent.
Un sanglot nous secoue, un son plaintif nous échappe. Les secondes s'écoulent, dans cet espace qui nous est dédié, tout comme les années ont dû passer pour eux. Puis nous nous relevons, tremblante, secouée, submergée de tristesse mais aussi d'un fond d'allégresse, de soulagement. Ô, quel étrange combinaison de sensations.
Mais notre cœur cesse de battre en apercevant un autre détail. Une lettre. Posée sur notre oreiller. Un message. Des mots, plus que des émotions engravées dans des objets muets.
Nous la prenons délicatement de notre magie, craignant que le temps n'ai affaibli le papier au point de se réduire en poussière à notre simple contact. Aucun sceau n'est présent dessus. Et une autre lettre se trouve juste derrière la première.
Nous ouvrons celle-ci, déplions son contenu. L'écriture est fine, stylisée, soignée. Et toujours déchiffrable.
Votre majesté. Princesse.
J'ose espérer qu'un jour vous lirez ces mots. Car j'ai appris que je n'écouterai plus les votre.
Je vous avais vu soucieuse ces derniers temps. Réservée. Plus silencieuse. Je m'étais douté que quelque chose vous pesait sur le cœur, mais j'en ignorais la portée.
Je me souviens de notre conversation. À propos de la beauté de votre nuit. Mes éloges n'avaient pas semblé vous avoir touchée. J'en suis désolée. Je m'en sens coupable. J'aurais dû être plus explicite, plus directe, plus émotive, plus... Moins moi-même.
Je réitère donc, la beauté de votre nuit, l'éclat de ses étoiles, la course de la Lune, sa douce lumière descendant sur les terres d'Equestria plongées dans l'obscurité. La vivacité avec laquelle les chaumières ressortent, à la lumière des torches, cheminées et bougies.
Le calme des soirées d'hiver, et les criquets des nuits d'été. Le glissement du vent sur les plaines, le frémissement des arbres, le hurlement des créatures de la forêt.
Les reflets argentés à la surface des lacs, l'obscurité la plus totale sous les nuages, les éclaircies dans les clairières.
L'odeur de la rosée montante. La caresse de la brume levée. Le scintillement des étoiles. Le silence des rues.
Les mots ne sont pas mon fort, princesse, et je vous en demande pardon. Mais nul n'apprécierait le jour s'il n'y avait la nuit. Aucun feu d'artifice n'aurait d'intérêt, aucune promenade de minuit n'existerait, aucun coucher de soleil ne serait là pour apporter aux couples leur romance si désirée, et aucune absence de lumière ne leur permettrait d'exprimer cet amour.
Votre nuit, princesse, a été, est, et continuera d'être, le trésor le plus précieux qu'Equestria possède, à son regrettable insu.
Mes mots sont arrivés trop tard pour cette fois. Peut-être qu'ils seront en avance pour une prochaine.
Vôtre, pour cette nuit et les suivantes - Tidy
Un sanglot. Incontrôlé. Qui nous fait hoqueter un gémissement. Une larme, soufflée par celui-ci, tombe sur le papier et manque d'en imbiber la surface.
"Non non non !"
Heureusement, nous parvenons à enlever l'humidité et la salinité répandue. Le message est intact. Ce si précieux morceau de parchemin.
Tidy. Oui, Tidy. Notre plus fidèle servante. Celle qui ne manquait aucune nuit à nos côtés. Qui venait se poser sur notre balcon à chaque levé de lune. Dont les mots n'ont pas su nous toucher à temps.
Mais ils nous atteignent aujourd'hui. Ils nous pénètrent. Ils nous sauvent. Notre cœur tiraillé par le passé reçoit un peu de chaleur, un peu de répit, malgré la douleur de cette lettre.
Nous l'avons laissée. Mais nous avions tord. Nous avons été aveugle. Mais nous avons été aimée.
La deuxième lettre. Que contient-elle ? Un adieu ? Un message des deux autres âmes dévouées ?
Nous l'ouvrons lentement pour en lire le contenu. Il s'agit de la même écriture, bien que légèrement plus tremblante.
Princesse.
Vous êtes partie il y a soixante-trois ans, trois mois et sept jours. Je n'ai cessé de les compter, depuis votre départ. Je n'ai cessé de rester à vos côtés, aux côtés de vos effets, de là où vous vous êtes trouvée, si longtemps avant même ma propre naissance. Avant que vous ne me secouriez.
Pas un grain de poussière, pas un plis, pas une plante mal alignée. Tout est propre. Tout est resté organisé.
Je suis hélas la dernière. Shift et Starry sont restés de longues années. Mais finalement, eux aussi ont décidé de quitter votre service. Non pas par haine de vous, mais car ils pensaient que c'est ce que vous auriez voulu.
Je ne les ai pas contestés. Qui sommes-nous pour savoir ce que vous auriez désiré, nous qui n'avons pas su vous comprendre même quand vous étiez encore là ? Les mots n'étant pas leur fort, ils n'ont écrit qu'un message succin que je joins à cette lettre.
Désormais, j'arpente les couloirs, seule. Je regarde vos vitraux, seule. Je prie votre nom, seule. Mes nuitées sont aujourd'hui consacrées à déplacer mon corps engourdi dans vos quartiers, à m'assurer que tout est en place. Et puis je rejoins votre sœur. Elle n'est pas d'aussi bonne conversation que vous, mais il faut avouer que c'est agréable d'avoir quelqu'un qui vous connaît si bien.
D'ailleurs, elle m'a fait promettre de ne pas le dire, mais j'ai appris certaines choses sur votre enfance. Une histoire de jonquilles et de nuages, par exemple. N'en voulez pas à votre sœur, je pense qu'elle avait cherché pendant longtemps quelqu'un avec qui parler de vous. Ses gardes n'y ont jamais été très réceptifs, d'après ses propres dires.
Bref. Alors que mes jours approchent leur fin, je vous adresse donc ces mots, une dernière fois. Même si avec le temps, j'ai oublié ce que j'aurais eu envie de vous dire le plus. J'aurais juste aimé revoir votre sourire.
Mais cela n'arrivera pas. Ni pour moi, ni pour quiconque de vivant en ce siècle, hormis votre sœur. Et je pense qu'elle souhaite revoir votre visage tout autant que moi, si ce n'est plus.
Mon passage en ce monde touche à sa fin. Et, à vos côtés, à prendre soin de vous, de votre héritage, il fut complet. Plus que de me sauver la vie, vous lui avez donné un sens.
Merci à vous, Luna.
Vôtre, pour cette nuit et celles qui me restent - Tidy
Deux notes sont attachées à la fin de la lettre. L'une sur un papier teint en vert, l'autre sur une lettre plus normale.
Malgré ma corne, la vraie magie se trouva à vos côtés, princesse. C'est maintenant à mon tour d'essayer de répandre cette magie par moi-même. Peut-être, malgré mon âge, trouverai-je une famille à fonder, en lieu et place de celle que vous nous avez offerte. À dans mille ans, princesse. Que mes descendants connaissent votre nom et le respectent.
- Shift
Un sourire parvient à notre visage, malgré le déchirement de notre cœur, alors que nous lisons le prochain message.
Si à votre retour, certains sujets parlent de la constellation du cygne en lui donnant le nom de Coin-coin-lestia, vous saurez qui blâmer.
- Starry
Un rire. Un rire sangloté qui sort de nos poumons. Oui. Il était du genre à faire ce genre de choses. Peut-être que nous en verrons les traces, qui sait ?
Nous tenons les lettres à bonne distance. Les larmes n'arrivent pas à cesser de couler, malgré notre sourire. Hors de questions qu'elles atteignent les lettres.
Qu'il est bon de sentir ceci. Douloureux, également. Une joie douce mais amère. Une peine déchirante mais réconfortante. Mais tout ceci est mille fois mieux que notre haine, notre solitude. La voilà, la preuve que nous sommes vivante. Que nous avons été dans le cœur de certains, plus longtemps que nous avons voulu le voir.
De l'air. Il nous faut respirer. Le balcon nous attend, avec une bouffée de fraîcheur nocturne. Le télescope est là, le pied réglé plus bas que d'ordinaire.
Dans la lumière de notre lune, nous voyons la forêt en contrebas, étendant ses bras tour autour du château. Pourtant, alors que notre regard dérive avec nos pensées, nous remarquons quelque chose. Derrière la salle du trône, sous le grand creux que nous y avons fait. À l'extérieur. Une pierre, qui n'y était pas avant. Qui est trop bien placée.
Il n'y a qu'à planer pour y aller. Nous atterrissons devant, écartant les broussailles qui ont recouvert le parterre. Une pierre simple, une plaque posée sur la terre. Si simple, et pourtant les engravures sont si irréelles.
Tidy, 272-368, servante de Luna, fidèle jusqu'à sa fin.
Un frisson. C'est ici qu'elle est. Depuis neuf siècle au moins. L'ancien système de décompte des années est encore utilisé.
La voir ici. C'est un coup du réel qui nous heurte. Toutes ces choses avaient semblé lointaine, presque rêvées. Mais il y a cette pierre. Ici. Cette tombe. Sa tombe.
Un long souffle nous échappe. Puis nous inclinons la tête, avec respect.
"Merci... De ces paroles et de ces gestes... Ils nous ont atteinte, cette fois."